samedi 17 mai 2014

Je revenais de guerre - roman - XII

Avant. Avant. Avant...


Gustave collectionnait des arbalètes de la Renaissance, à l'arc gravé, à l'arbrier recouvert de marqueteries. La plus petite, finement travaillée, semblait un instrument de musique. Une arbalète pour enfant, selon Gustave, qui pourtant refusait de nous la prêter. C'était en 1971...
A présent quasi-aveugle, je ne percevais plus du jour qu'un crépitement gris. Sur cet écran flou et constellé, la silhouette de Billy se découpait froidement. Oh oui ! Je le reconnaissais, mon ami d'enfance ! Tout comme je reconnaissais, prolongeant son bras, l'arme tant convoitée. Pour enfant, la trop belle arbalète ! Que n'aurions nous donné pour la tenir en main ?
J'ai tressailli, frappé par l'évidence. Cette pièce de métal, si proche de ma tempe... Une pointe de carreau ! Ou son éclat, plus certainement... La pointe entière m'aurait tué, tandis qu'un éclat... Quelle triste scène ! Ce carreau jaillissant au crépuscule, cette pointe se fragmentant sur le mur, cet éclat ricochant... Tout cela avait un goût rance.
J'ai eu peine à aligner mes mots :
- Un partout, Billy...


C'était il y a dix huit ans. Ce jour là, tandis que sonnait l'angélus, mon père m'a vu rentrer de la sablière, pouilleux, débraillé. Je traversais le jardin d'un pas franc, trop franc pour être honnête... A la volée, j'ai lancé mon “soir papa”, feignant de ne pas entendre la réponse.
Ce jour là, j'ai abandonné mes souliers lourds de terre sur le perron. Quelques foulées en chaussettes dans l'escalier, le corridor du premier étage... Surtout, ne croiser personne ! J'étais gluant, il me fallait un bain.
Tournant les robinets à fond, j'ai libéré des cascades. L'eau coulait un peu rouge et sentait le chou. J'ai attendu qu'elle recouvre mes épaules, pour fondre en sanglots.


Ce soir là, Maman a ôté du bout du doigt la paillette de sable coincée sous ma paupière. J'avais mal, je pleurais à nouveau, sans pourtant rien avouer de mon chagrin. Pour la première fois, Billy et moi, nous nous étions battus. Comment revenir en arrière ?
Maman a versé une goutte de collyre, au coin de mon oeil. Ebouriffant mes cheveux, elle a découvert la bosse, les éraflures... Coton, mercurochrome. Elle soupirait, tamponnant les plaies une à une. J'ai bien cru qu'elle ne demanderait rien, à son habitude...
Ce soir là, Maman a eu des mots étranges : “Il faut se méfier de nos noirceurs, Philippe. Elles peuvent nous entraîner loin... Nos noirceurs ont leur propre vie ! Si on les laisse aux commandes, elles nous conduisent droit en enfer.”

J'étais enfant, je ne savais rien de tout celà. J'ai pourtant hoché la tête d'un air entendu, avant de demander : “Maman, tu sais qui est le père de Billy, pour de vrai ? ” Ma mère a marqué un silence avant de répondre - et sa réponse débutait par : “Il était une fois.”


[A suivre]

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