Avant. Avant. Avant...
Gustave collectionnait des arbalètes de la
Renaissance, à l'arc gravé, à l'arbrier recouvert de marqueteries.
La plus petite, finement travaillée, semblait un instrument de
musique. Une arbalète pour enfant,
selon Gustave, qui pourtant refusait de nous la prêter. C'était en
1971...
A présent quasi-aveugle, je ne percevais plus du jour
qu'un crépitement gris. Sur cet écran flou et constellé, la
silhouette de Billy se découpait froidement. Oh oui ! Je le
reconnaissais, mon ami d'enfance ! Tout comme je reconnaissais,
prolongeant son bras, l'arme tant convoitée. Pour
enfant, la trop belle arbalète ! Que
n'aurions nous donné pour la tenir en main ?
J'ai tressailli, frappé par l'évidence. Cette pièce de métal, si
proche de ma tempe... Une pointe de carreau ! Ou son éclat, plus
certainement... La pointe entière m'aurait tué, tandis qu'un
éclat... Quelle triste scène ! Ce carreau jaillissant au crépuscule,
cette pointe se fragmentant sur le mur, cet éclat ricochant... Tout
cela avait un goût rance.
J'ai eu peine à aligner mes mots :
- Un partout, Billy...
C'était il y a dix huit ans. Ce jour là, tandis que
sonnait l'angélus, mon père m'a vu rentrer de la sablière,
pouilleux, débraillé. Je traversais le jardin d'un pas franc, trop
franc pour être honnête... A la volée, j'ai lancé mon “soir
papa”, feignant de ne pas entendre la
réponse.
Ce jour là, j'ai abandonné mes souliers lourds de terre sur le
perron. Quelques foulées en chaussettes dans l'escalier, le corridor
du premier étage... Surtout, ne croiser personne ! J'étais gluant,
il me fallait un bain.
Tournant les robinets à fond, j'ai libéré des
cascades. L'eau coulait un peu rouge et sentait le chou. J'ai attendu
qu'elle recouvre mes épaules, pour fondre en
sanglots.
Ce soir là, Maman a ôté du bout du doigt la paillette de sable
coincée sous ma paupière. J'avais mal, je pleurais à nouveau, sans
pourtant rien avouer de mon chagrin. Pour la première fois, Billy et
moi, nous nous étions battus. Comment revenir en arrière ?
Maman a versé une goutte de collyre, au coin de mon oeil.
Ebouriffant mes cheveux, elle a découvert la bosse, les éraflures...
Coton, mercurochrome. Elle soupirait, tamponnant les plaies une à
une. J'ai bien cru qu'elle ne demanderait rien, à son habitude...
Ce soir là, Maman a eu des mots étranges : “Il faut se méfier de
nos noirceurs, Philippe. Elles peuvent nous entraîner loin... Nos
noirceurs ont leur propre vie ! Si on les laisse aux commandes, elles
nous conduisent droit en enfer.”
J'étais enfant, je ne savais rien de tout celà. J'ai pourtant hoché
la tête d'un air entendu, avant de demander : “Maman, tu sais qui
est le père de Billy, pour de vrai ? ” Ma mère a marqué un
silence avant de répondre - et sa réponse débutait par : “Il
était une fois.”
[A suivre]
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