samedi 1 novembre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXVI

Ma tête tourne affreusement, je m'adosse à la cabine du locotracteur. Respirer en carré, comme le psychiatre me l'a appris... Voilà... l'angoisse diminue. J'éprouve le sol sous mes pieds, je vais mieux. Parler avec lenteur, pas après pas...
- Pardon, Ousmane.
- C'est moi, Philippe !... J'aurais dû attendre.
- Aujourd'hui, 1er avril... C'est son anniversaire... Je passe le prendre à l'institut, dans deux heures. Isabelle me conduira.
- Ta vaillante, ta merveilleuse Isabelle !... Philippe, fais-lui un enfant ce soir ! Ce soir, sans plus attendre !


Je regarde Ousmane, interloqué. Que lui répondre ? La nouvelle est si fraîche ! Je voudrais la garder pour nous seuls... Mais en moi, les mots se bousculent, et soudain sortent en pagaille :
- Elle m'a dit que je la délaissais. Hier, nous nous sommes disputés... Que je l'avais fuie depuis le mariage. Ce mariage princier, ces épousailles... Elle m'a traité de fils de famille !... Nœuds de cravate et danses de salon... Elle m'a demandé si je la trouvais assortie à mon uniforme... A mon cheval, Ousmane ! A mon cheval...
Je sens s'ouvrir en moi comme une brèche douloureuse. Je n'ai plus envie d'esquiver, je livre tout :
- C'est vrai ! J'étais devenu celui-là... Danses de salon, noeuds de cravate... Ce qu'il faut pour survivre dans sa sphère. Mais la vie, quelle épreuve ! Quelle épreuve...
- ...
- Et cet enfant, qui arrive au plus mauvais moment...
Ousmane a compris. Il réfléchit posément, avant de me répondre :
- Non, Philippe. Je ne crois pas.


Un rayon réchauffe mon visage. Ce locotracteur, juste derrière moi... Je pense à Billy, ses mèches, ses lunettes...
- Aujourd'hui, Billy a trente ans... J'aimerais l'emmener voir ta General. Tu es d'accord, Ousmane ?
Mon Sénégalais est resté dos au soleil, dans l'encoignure. Sa fine silhouette se détache nettement. Je m'approche de lui, tends une main vers sa joue. Jamais je n'oserais toucher ainsi le visage de mon propre père !
- Un parc western, sans lui, ça serait une trahison... Il manque un cheminot ! Il manque Billy.
- Mon Dieu, Philippe, que vas-tu me demander ?...
- Apprends-lui à conduire ta motrice !... Pour son anniversaire, qu'est-ce que je peux lui donner de plus ?
- ?...
- Je lui ai promis le Far West...


D'un geste vif, Ousmane a pointé mon front. Il exerce une froide pression de l'index sur ma cicatrice. Tandis qu'il marque le silence, je crois lire dans ses pensées : Vieilles lunes, mortes promesses !... Ci-gît vos douze ans...
Son doigt tiédit. Je baisse les yeux, un rien penaud, avant de lui confier :
- Je sens ce qu'aujourd'hui la vie me demande... Mais je n'y parviens pas ! Je perds espoir !
Reste-t-il quelque chose, là haut, sous la peau de mon crâne ? Comme un corps étranger ?... Peu m'importe, à présent. Ousmane relâche la pression, éloigne son index. J'aspire une goulée d'air, avant d'affronter ses prunelles, sombres et lumineuses.
- Depuis trois mois, j'essaye de retrouver le père de Billy. Mais comment m'y prendre? Je n'arrive à rien !... Et ce n'est pas l'affaire d'Isabelle...



Ousmane sourit. Je sais qu'il va m'aider.


- FIN - 

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