samedi 19 avril 2014

Je revenais de guerre - roman - VIII

 J’ai marché sangle en main, d'un pas flageolant. Comme un aveugle privé de canne, je progressais au millimètre. Mon pied a buté sur une pierre, ou quelque chose de la sorte. A tâtons, j'ai mesuré l'obstacle : longue barre, affleurant dans les bruyères... Un rail ! Au moins pouvais-je me situer, à présent.
De loin me sont revenues les images de la sablière. Elle était encore exploitée, durant mon enfance. Ousmane conduisait son locotracteur, sur l'étroit chemin de fer. La General ! C'est ainsi qu'il l'avait baptisée, cette machinerie qui empestait le mazout. Lancée sur sa voie Decauville, elle faisait notre joie.
Ousmane, sa peau sombre et son front plissé... La sablière bordée de talus, ses amoncellements de pierres et de traverses... Les quelques kilomètres de voie ferrée, nous les parcourions dans la cabine. Et il riait, le Sénégalais ! « Elle va bien, ma motrice, hein ? C'est une rescapée de la Somme. Elle a mangé de la betterave pendant quarante ans, la malheureuse !»
Tous trois serrés dans la cabine : Ousmane, Billy et moi...


J'avais douze ans. A mes côtés marchait Billy, compagnon des beaux jours. Des mouches tournaient autour de nos visages en sueur. Billy portait les piquets, moi la toile, les sardines... et nous peinions sous nos sacs à dos.
Le soir, nous avons planté notre tente bien au delà de l'abbaye, en lisière d'un bois de bouleaux. Derrière nous, des troncs vert-de gris. Face à nous, en contrebas, la tourbière aux herbes folles, roussie comme une savane.
Le soleil amorçait sa descente. Une pile de petit bois, quelques branches mortes, et notre feu s'est mis à crépiter. Billy me racontait sa vie, là bas, chez les Parigots. Nous égrénions les noms des footballers : Bosquier, Revelli, Bereta...
Soudain, Billy m'a confié : “Je ne sais pas trop qui c'est, mon père...”

Mollets croûtés, traînées de cendre sur les joues... Cette virée sauvage, nous la renouvelions d'été en été. Jamais plus de deux jours ; Maman aurait dit non. Juste une nuit entre bois et tourbes, avant de nous en retourner.
J'avais douze ans, la dernière fois ; Billy de même. Sur le chemin du retour, nous avons fait halte à la sablière. Tandis qu'une sauterelle cribleuse chargeait les wagonnets, Ousmane nous a lancé : “Y'a plus de place en cabine, j'ai mon apprenti ! Montez à l'arrière !”


La General filait à pleine allure. Nous étions debout, sur un wagonnet de sable, revolver au poing, comme de vrais cow-boys. Billy m'a défié : “Tu vas crever, fais tes prières !” C'est alors que m'est venue cette plaisanterie sur son père...
Trop tard pour s'excuser ! Billy m'a craché au visage. Nous nous sommes empoignés ; coups de pieds, coups de poings ! Nous roulions sur le monticule, du sable plein la bouche, tandis que des ouvriers goguenards nous regardaient passer.

La motrice s'est arrêtée sans heurt. Sautant en bord de voie, nous sommes restés sur place, penauds et débrayés. Ousmane nous a tôt rejoint ; mon Dieu la gifle ! « Petits cons ! Vous vouliez finir en tronçons ? C'est une affaire sérieuse, la mort ! C'est pas pour les enfants. » 


[A suivre] 

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