J’ai marché sangle en main, d'un pas flageolant. Comme un aveugle
privé de canne, je progressais au millimètre. Mon pied a buté sur
une pierre, ou quelque chose de la sorte. A tâtons, j'ai mesuré
l'obstacle : longue barre, affleurant dans les bruyères... Un rail !
Au moins pouvais-je me situer, à présent.
De loin me sont revenues les images de la sablière.
Elle était encore exploitée, durant mon enfance. Ousmane conduisait
son locotracteur, sur l'étroit chemin de fer. La
General ! C'est ainsi qu'il l'avait
baptisée, cette machinerie qui empestait le mazout. Lancée sur sa
voie Decauville,
elle faisait notre joie.
Ousmane, sa peau sombre et son front plissé... La sablière bordée
de talus, ses amoncellements de pierres et de traverses... Les
quelques kilomètres de voie ferrée, nous les parcourions dans la
cabine. Et il riait, le Sénégalais ! « Elle va bien, ma motrice,
hein ? C'est une rescapée de la Somme. Elle a mangé de la betterave
pendant quarante ans, la malheureuse !»
Tous trois serrés dans la cabine : Ousmane, Billy et moi...
J'avais douze ans. A mes côtés marchait Billy, compagnon des beaux
jours. Des mouches tournaient autour de nos visages en sueur. Billy
portait les piquets, moi la toile, les sardines... et nous peinions
sous nos sacs à dos.
Le soir, nous avons planté notre tente bien au delà de l'abbaye, en
lisière d'un bois de bouleaux. Derrière nous, des troncs vert-de
gris. Face à nous, en contrebas, la tourbière aux herbes folles,
roussie comme une savane.
Le soleil amorçait sa descente. Une pile de petit
bois, quelques branches mortes, et notre feu s'est mis à crépiter.
Billy me racontait sa vie, là bas, chez les Parigots. Nous égrénions
les noms des footballers : Bosquier, Revelli,
Bereta...
Soudain, Billy m'a confié : “Je ne sais pas trop qui c'est, mon
père...”
Mollets croûtés, traînées de cendre sur les joues... Cette virée
sauvage, nous la renouvelions d'été en été. Jamais plus de deux
jours ; Maman aurait dit non. Juste une nuit entre bois et tourbes,
avant de nous en retourner.
J'avais douze ans, la dernière fois ; Billy de même.
Sur le chemin du retour, nous avons fait halte à la sablière.
Tandis qu'une sauterelle cribleuse
chargeait les wagonnets, Ousmane nous a lancé : “Y'a plus de place
en cabine, j'ai mon apprenti ! Montez à l'arrière !”
La General
filait à pleine allure. Nous étions debout,
sur un wagonnet de sable, revolver au poing, comme de vrais cow-boys.
Billy m'a défié : “Tu vas crever, fais tes prières !” C'est
alors que m'est venue cette plaisanterie sur son père...
Trop tard pour s'excuser ! Billy m'a craché au visage. Nous nous
sommes empoignés ; coups de pieds, coups de poings ! Nous roulions
sur le monticule, du sable plein la bouche, tandis que des ouvriers
goguenards nous regardaient passer.
La motrice s'est arrêtée sans heurt. Sautant en bord de voie, nous
sommes restés sur place, penauds et débrayés. Ousmane nous a tôt
rejoint ; mon Dieu la gifle ! « Petits cons ! Vous vouliez finir en
tronçons ? C'est une affaire sérieuse, la mort ! C'est pas pour les
enfants. »
[A suivre]
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