samedi 26 avril 2014

Je revenais de guerre - roman - IX

 Sablière fantôme ! J’ai suivi les rails, mon seul repère. La jument marchait à mes côtés. Il devait y avoir, le long de l'embranchement du dépôt, une cabane aux planches noires. Là où nous posions nos sacs. Où Billy, ruisselant de sueur, massait ses épaules endolories...
Billy aimait la General. Billy aimait la rouille, le cambouis, tout ce qui roule et pétarade. Plus que tout, il aimait la moto années 30 de Gustave, son grand-père - qui bien sûr ne le laissait jamais conduire... Une 350 du tonnerre ! Longue, plus longue que les bécanes d'aujourd'hui. Pneus et garde-boue très larges, ressorts de suspensions bien épais, chaîne apparente, selle plate, réservoir rectangulaire... Quelle bête !


Billy, mon ami d'enfance. Guillaume Falcata, de son vrai nom. Il passait chaque été à Galvier, chez son grand père maternel. Gustave le cherchait au 1er juillet, le reconduisait au 15 septembre, et jamais nous ne croisions ses parents.
Certains le disaient orphelin. Les gamins du village lui cherchaient des poux : “Mais tu l'as déjà vu, ton père ? Au moins une fois, non ? Allez, avoue que c'est Gustave ! Il t'a fait avec une chèvre ! Bêêêêêh, bêêêêêh !...
Billy fonçait sur les médisants, prêt à leur botter le train, mais ils s'éparpillaient en bêlant. J'accourais à mon tour : “Laisse tomber, Bil ! Dans quelques années, on quitte ce pays de bouseux ! On ira chez les Yankee, en moto...”
Bêêêêêh, bêêêêêh ! Une méchante plaisanterie. Et c'est celle-là, bien sûr, que j'ai reprise à mon compte, ce fameux jour d'été...


J’ai manqué me cogner à un wagon-benne oublié. C'est bien ici que l'on chargeait le sable, à l'aide du tapis roulant. La cabane aux planches grasses n'était sûrement plus loin. Quelques derniers pas...
Sous cet abris de fortune, il y a quinze ans encore, Ousmane entreposait bidons et jeux de clefs. Qu'en restait-il, à présent ? Plus de porte, une tôle percée en guise de toit ! Quel autre choix que d'y passer la nuit ?...


Gustave, Ousmane, Billy ; en moi se succédaient les fantômes. J’ai vainement cherché le sommeil, enveloppé dans une couverture sale. J'étais allongé sur un matelas de vagabond, chose froide empestant l'urine. Je baladais ma main, à la recherche d'éléments familiers, comme ce poêle à charbon vide...
J’avais des chutes de conscience et des poussées de fièvre, des chauds froids à n'en plus finir. Quelque chose m'a frôlé, sans doute un rongeur. J'ai palpé mon demi-visage mort, avant de sombrer.
Je croyais entendre Ousmane, farfouillant dans le radiateur de sa motrice : “Connerie de connerie, j'en tirerai plus rien ! Et d'ailleurs, à quoi bon ? C'est terminé, l'extraction ! Dans six mois, on ferme boutique. Qu'est-ce qu'il va nous sortir, Monsieur le maire, au conseil municipal ? Qu'il y a toujours un chemin vers l'orée ?”
Ousmane s'était coupé, sa main luisait de rouge et de noir. Il pestait à n'en plus finir : “Les industries meurent une à une ! Oh oui : d'autres usines viendront, à l'avenir... Des usines d’incinération ! Ou de recyclage nucléaire.”


En rêve, Billy m'est apparu, vêtu d'une aube de communiant. Il souriait, tendait dans chaque paume une fleur des champs. Deux ombellifères blanches, quasi identiques : la carotte sauvage et la ciguë...

J'ai porté une des deux fleurs à mes lèvres.


[A suivre]

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