samedi 12 avril 2014

Je revenais de guerre - roman - VII

 Plein ouest, vers les dernières lueurs du jour. La jument a galopé à bride abattue. Ses sabots heurtaient la caillasse du chemin, martelant douloureusement mon crâne. A tout instant je pouvais tomber, terrassé par la fièvre.
J'ai tenté de me retourner, sans desserrer les talons. Un regard furtif, suffisant pour percevoir la silhouette, juchée sur une masse noire... Tout de suite aveuglé, j'ai détourné les yeux ; l'enfant braquait sur moi un faisceau de lumière.
J'ai deviné sa monture : basse et râblée, flanquée de cornes d'auroch. Quelle pouvait-être cette chose ? Un taurillon ?... Un taurillon, allons donc ! Combien de temps tiendrait un garçon, sur l'échine d'un taureau ? Deux, trois secondes...

Kalifa galopait sans relâche, je ne voyais presque rien. Nous filions sur le chemin déserté. Derrière moi, la lumière s’éloignait. Aucun bruit ne me parvenait, hors les martèlements continus des sabots. Je chevauchais, aux lisières de la conscience.
Engourdi, les yeux clos, je croyais entendre la voix de mon père : “Prends le taureau par les cornes, Philippe ! Décroche ta licence et file à Saint-Cyr. Ce n'est pas une parenthèse qui t'attend, c'est une vraie carrière. Je sais : plus personne ne fait carrière, de nos jours. Mais depuis quand devrions-nous nous soucier des modes ?”
Je glissais sans prévenir d'un souvenir à l'autre. “Voilà la corrida, Philippe ! Tu n'y connais rien, tu montes sur ces gradins et de suite, elle te prend aux tripes. Cette musique, cette lumière... Mais dis-moi : qui acclamons-nous, au juste ? Qui voulons-nous voir survivre ? Le torero, ou le taureau ?”
Ma jument a dû ralentir, s’arrêter enfin.


Quand j'ai retrouvé mes esprits, Kalifa s’abreuvait à un fût plein d’eau de pluie. Ces sombres verticales autour de moi... les troncs d'un sous-bois, certainement.
Mon poursuivant avait-il rebroussé chemin ? Je n'entendais plus rien. La peur desserrait à peine son étau. L'image de ma mère m'a traversé ; son foulard, nœud coulant de soie... Maman portait toujours un foulard autour du cou. De sorte que sa tête, coupée du corps, se retrouvait en suspension.
Maman n'était pas là, le jour de mon mariage. Ce méchant coup de froid, la veille... Elle s'était réveillée au matin, la moitié du visage paralysé. Sans autre gravité que de se supporter quelques temps, la bouche tordue et l'œil mi-clos. Mais peut-on ainsi parader un soir de noces, quand on célèbre la jeunesse ? Face à face, la bouche de momie et les lèvres promises ? Le foulard de soie et la jarretière ?...


Un souffle de vent m'a arraché aux souvenirs. Kalifa buvait encore. J’ai posé pied à terre le plus doucement possible. Douleur immédiate ; le moindre choc m'était insupportable.

Que faire, à présent ? Je n’avais nulle part où m'abriter, rien pour me soigner. Quant à savoir où je me trouvais...  

[A suivre]

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