Plein ouest, vers les dernières lueurs du jour. La jument a galopé
à bride abattue. Ses sabots heurtaient la caillasse du chemin,
martelant douloureusement mon crâne. A tout instant je pouvais
tomber, terrassé par la fièvre.
J'ai tenté de me retourner, sans desserrer les talons. Un regard
furtif, suffisant pour percevoir la silhouette, juchée sur une masse
noire... Tout de suite aveuglé, j'ai détourné les yeux ; l'enfant
braquait sur moi un faisceau de lumière.
J'ai deviné sa monture : basse et râblée, flanquée de cornes
d'auroch. Quelle pouvait-être cette chose ? Un taurillon ?... Un
taurillon, allons donc ! Combien de temps tiendrait un garçon, sur
l'échine d'un taureau ? Deux, trois secondes...
Kalifa galopait sans relâche, je ne voyais presque rien. Nous
filions sur le chemin déserté. Derrière moi, la lumière
s’éloignait. Aucun bruit ne me parvenait, hors les martèlements
continus des sabots. Je chevauchais, aux lisières de la conscience.
Engourdi, les yeux clos, je croyais entendre la voix de
mon père : “Prends le taureau par les cornes, Philippe ! Décroche
ta licence et file à Saint-Cyr. Ce n'est pas une parenthèse qui
t'attend, c'est une vraie carrière. Je sais : plus personne ne fait
carrière, de nos jours. Mais depuis quand devrions-nous nous soucier
des modes ?”
Je glissais sans prévenir d'un souvenir à l'autre. “Voilà la
corrida, Philippe ! Tu n'y connais rien, tu montes sur ces gradins et
de suite, elle te prend aux tripes. Cette musique, cette lumière...
Mais dis-moi : qui acclamons-nous, au juste ? Qui voulons-nous voir
survivre ? Le torero, ou le taureau ?”
Ma jument a dû ralentir, s’arrêter enfin.
Quand j'ai retrouvé mes esprits, Kalifa s’abreuvait à un fût
plein d’eau de pluie. Ces sombres verticales autour de moi... les
troncs d'un sous-bois, certainement.
Mon poursuivant avait-il rebroussé chemin ? Je n'entendais plus
rien. La peur desserrait à peine son étau. L'image de ma mère m'a
traversé ; son foulard, nœud coulant de soie... Maman portait
toujours un foulard autour du cou. De sorte que sa tête, coupée du
corps, se retrouvait en suspension.
Maman n'était pas là, le jour de mon mariage. Ce méchant coup de
froid, la veille... Elle s'était réveillée au matin, la moitié du
visage paralysé. Sans autre gravité que de se supporter quelques
temps, la bouche tordue et l'œil mi-clos. Mais peut-on ainsi parader
un soir de noces, quand on célèbre la jeunesse ? Face à face, la
bouche de momie et les lèvres promises ? Le foulard de soie et la
jarretière ?...
Un souffle de vent m'a arraché aux souvenirs. Kalifa buvait encore.
J’ai posé pied à terre le plus doucement possible. Douleur
immédiate ; le moindre choc m'était insupportable.
Que faire, à présent ? Je n’avais nulle part où m'abriter, rien
pour me soigner. Quant à savoir où je me trouvais...
[A suivre]
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