samedi 18 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXIV

 Galvier. Quelques notes de piano étouffées. Des genêts débordant des vases. Ce jaune chantant, clamant notre joie... Oui, nous sommes heureux, scandaleusement heureux !
Papa tire des peuh peuh peuh de sa pipe de bruyère. Je lis au salon, bercé par un rocking-chair. Un épais tricot de laine m’enveloppe. La lumière traverse notre maison, de part en part. Cette lumière du soir, qui donne à la pierre sa couleur de miel... La lumière de nos enfances.
Bonne Maman écoute la radio, avec des mimiques d'agacement. Je suis trop absorbé par ses rictus pour prêter attention aux actualités... D'un coup levée, elle marche droit vers la fenêtre, ferme sèchement le rideau...
Chute de lumière.


Je me réveille en sursaut dans une chambre d'hôpital, incapable de me situer dans le temps. Un de mes yeux ne s'ouvre plus, l'autre souffre du trop-plein de clarté. Perturbation de la conscience, modification du fonctionnement cognitif, syndrome confusionnel...
De mon côté aveugle, j'entends la voix du psychiatre. Il s'entretient avec un confrère, comme si je n'étais pas là : Obnubilation, fragmentation de la pensée, déficit mnésique, désorientation temporo-spatiale...
Un goutte à goutte m'hydrate, au pli du bras. Je regarde la poche de sérum accrochée à la potence. Po-tence... Ce mot sonne étrangement, je ne suis plus sûr de son usage.
Enfin, le médecin se tourne vers moi :
- Tout va bien, Philippe. Je suis le docteur Masson, vous êtes au centre hospitalier Louis Pasteur. Nous sommes le samedi 2 décembre 1989. Tout va bien...


L'hôpital me manque, je ne l'aurais pas imaginé ! L'hôpital me manque, quand la migraine est trop lourde, quand je me perds dans la lecture du courrier, des réponses négatives. Evéché, diocèse, association Franco-Japonaise... Non, non et encore non !
Bientôt six mois de convalescence... Mais au juste, que signifie “guérir” ? Aujourd'hui, pour la première fois depuis mon retour, je vois Isabelle craquer :
- Fais quelque chose, Philippe, je n'en peux plus, moi ! Je t'aime, mais là, je ne te supporte plus ! 
Je suis assis, la tête entre les mains. Ces souvenirs d'enfance qui m'appellent, de leurs voix de sirènes... Je lutte pour les chasser de mon esprit. Isa sanglote. Je lui fais mine d'approcher, jusqu'à ce qu'elle colle son ventre sur mon visage. Je soulève le tissus, j'embrasse le ventre... J'ai disparu sous la robe de ma femme.


Comment lui avouer que je ne me sens pas chez moi ? Que je ne me trouve aucun avenir ? Que je sursaute encore, à chaque vrombissement de moto ?... Cette peur de tout, comment lui en parler ?... Isabelle berce ma joue contre son nombril, murmurant :
- Tu vas t'en sortir, mon cœur.
Je respire l'odeur de sa peau, cette odeur de pain d'épice qui m'a toujours fait chavirer... Sa voix me cajole :
- Quand on t'a retrouvé, tu n'avais plus rien sur toi. Rien d'autre qu'un pantalon en lambeaux, et dans la poche... une jarretière...
Attend-t-elle des explications ?... Son ventre gargouille. La peau est tendue, légèrement bombée... Soudain, l'évidence me frappe : ma femme est enceinte !
Je reste muet, tandis qu'Isabelle soupire :

- Et cette guerre, dont tu ne parles jamais...


[A suivre]

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