Mon sang s'était glacé. Je suis resté figé, dans
l'attente du choc. Mais que voulait ce monstre ? Il n'a pas fait
trois pas dans ma direction ! Déjà, me présentant son derrière,
il s'en retournait !...
Renonçait-il à me poursuivre ? Allait-il regagner la pénombre dont
il avait surgi ?... Mais non ! Contre toute attente, le voilà qui
s'immobilisait ! Un râle, un cri étouffé, comme engorgé de
sang... le silence, enfin.
Billy éperonnait sa monture, encore et encore. Inutile ! Elle ne
répondrait plus. Billy s'acharnait, Billy chialait : « Pas
avec une chèvre ! Menteur, Philippe ! Menteur ! » Alors, sans
logique apparente, quelque-chose s’est allégé dans mon crâne.
D'un coup, ma vue a retrouvé sa pleine acuité.
J’ai ouvert grand la bouche, stupéfait : il n’était pas
juché sur un taureau, Billy ! Il était assis sur la selle de la
moto noire ! La grosse Lucifer des années trente, que son grand père
avait soigneusement restaurée... La 350, malmenée depuis deux
jours, qui refusait à présent de démarrer au kick...
Je voyais ! Je voyais la réalité ! Lui, comme un nain sur sa
moto... Qu'elle était belle, la Mestre & Blatgé Lucifer !
Ses pneus épais, ses larges garde boue, ses roues à rayons, sa
selle en cuir montée sur ressorts, son cadre surbaissé et cette
laque noire, lisse et onctueuse, comme celle d'un piano…
La pièce maîtresse, le chef d'Oeuvre de Gustave ! Mon cerveau
nécrosé l'avait changé en taureau.
Bong, bong ! Billy frappait le réservoir, en maugréant :
- Il m'a pas fait avec une chèvre, papy !... Ah, non non non ! Maman,
c'est Blandine Falcata, c'est la fille de de papy ! Pas une
chèvre... Mais Maman ne vient jamais à l'institut, jamais !...
Maman elle pleure, elle pleure tout le temps...
- ...
- Mon papa, c'était le moine Gabriel ! Le moine Gabriel, mon papa !
Toujours un un vieux moine, à la Porterie, un vieux moine sage et
et un jeune pour l'aider. C'est la règle de Saint Benoît ! Saint
Benoît, voilà...
Il a tiré un carnet de sa poche.
- Une lettre de mon papa, de de... Elle est là dedans, voilà ! Dans
le petit cahier de papy ! Tu dois lire, Philippe ! Tu dois lire le
petit cahier et la lettre aussi ! Tiens !...
J'ai attrapé le carnet, sans rien dire. Billy poursuivait, un ton
plus bas :
- Mon papy est parti. Je sais pas quand ! Y'avait la clef, dans le
pot. Et la moto dans le hangar... Elle est à nous, maintenant ! Je
voulais pas de... pas te tuer ! Je suis venu te chercher, pour
aller... pour aller en-en-en Amérique ! En Amérique, la route
66...
- C'est
vrai, Billy... Je t'avais promis l'Amérique...
Mon cœur s’apaisait. Une chaleur irradiait le bas de mon ventre.
J'étais en train d'uriner, mon pantalon s'imbibait en douceur. Il me
restait bien peu de temps avant l'abandon... J’ai posé ma dernière
question :
- Billy, ton papa...
- Pas
mort ! Le nœud de la corde, il s'est arraché. Parce que mon papa,
c'était un moine ! Un moine, pas un marin... Alors forcément, le
nœud s'est arraché... Forcément.
Le vertige me gagnait. Je pensais à ce pauvre Gabriel, oscillant au
bout d'une corde, il y a plus de trente ans... A présent, c'est moi
qui oscillais ! Mes jambes me lâchaient.
“Attention !” s'est écrié Billy. A son expression, j'ai senti
le danger imminent. Il y avait quelque chose, là, juste derrière
moi. Un cercle noir, oublié... La margelle d'un bassin de
décantation.
Trop tard ! Moulinant des bras, je suis tombé à la renverse.
Pénombre glaciale. J’ai dû me débattre dans l'eau limoneuse. Oh,
il n'y avait pas profond ! Au plus deux mètres. J'ai senti le fond,
sous mes mains. Un mécanisme vibrait dans la fosse, brassant l'eau
en silence.
Comment m'extraire ? J'étais vidé de toute énergie !... J'ai cru
voir le carnet du papy descendre en tourbillon, comme une feuille
d'automne. Il s'enfonçait doucement, mêlant ses encres aux eaux
troubles... Tandis que ses derniers secrets infusaient dans le limon,
j'ai fermé les yeux.
[A suivre]
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