samedi 13 septembre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXIX

 Mon sang s'était glacé. Je suis resté figé, dans l'attente du choc. Mais que voulait ce monstre ? Il n'a pas fait trois pas dans ma direction ! Déjà, me présentant son derrière, il s'en retournait !...
Renonçait-il à me poursuivre ? Allait-il regagner la pénombre dont il avait surgi ?... Mais non ! Contre toute attente, le voilà qui s'immobilisait ! Un râle, un cri étouffé, comme engorgé de sang... le silence, enfin.
Billy éperonnait sa monture, encore et encore. Inutile ! Elle ne répondrait plus. Billy s'acharnait, Billy chialait : « Pas avec une chèvre ! Menteur, Philippe ! Menteur ! » Alors, sans logique apparente, quelque-chose s’est allégé dans mon crâne. D'un coup, ma vue a retrouvé sa pleine acuité.


J’ai ouvert grand la bouche, stupéfait : il n’était pas juché sur un taureau, Billy ! Il était assis sur la selle de la moto noire ! La grosse Lucifer des années trente, que son grand père avait soigneusement restaurée... La 350, malmenée depuis deux jours, qui refusait à présent de démarrer au kick...
Je voyais ! Je voyais la réalité ! Lui, comme un nain sur sa moto... Qu'elle était belle, la Mestre & Blatgé Lucifer ! Ses pneus épais, ses larges garde boue, ses roues à rayons, sa selle en cuir montée sur ressorts, son cadre surbaissé et cette laque noire, lisse et onctueuse, comme celle d'un piano…
La pièce maîtresse, le chef d'Oeuvre de Gustave ! Mon cerveau nécrosé l'avait changé en taureau.


Bong, bong ! Billy frappait le réservoir, en maugréant :
- Il m'a pas fait avec une chèvre, papy !... Ah, non non non ! Maman, c'est Blandine Falcata, c'est la fille de de papy ! Pas une chèvre... Mais Maman ne vient jamais à l'institut, jamais !... Maman elle pleure, elle pleure tout le temps...
- ...
- Mon papa, c'était le moine Gabriel ! Le moine Gabriel, mon papa ! Toujours un un vieux moine, à la Porterie, un vieux moine sage et et un jeune pour l'aider. C'est la règle de Saint Benoît ! Saint Benoît, voilà...
Il a tiré un carnet de sa poche.
- Une lettre de mon papa, de de... Elle est là dedans, voilà ! Dans le petit cahier de papy ! Tu dois lire, Philippe ! Tu dois lire le petit cahier et la lettre aussi ! Tiens !...
J'ai attrapé le carnet, sans rien dire. Billy poursuivait, un ton plus bas :
- Mon papy est parti. Je sais pas quand ! Y'avait la clef, dans le pot. Et la moto dans le hangar... Elle est à nous, maintenant ! Je voulais pas de... pas te tuer ! Je suis venu te chercher, pour aller... pour aller en-en-en Amérique ! En Amérique, la route 66...
- C'est vrai, Billy... Je t'avais promis l'Amérique...


Mon cœur s’apaisait. Une chaleur irradiait le bas de mon ventre. J'étais en train d'uriner, mon pantalon s'imbibait en douceur. Il me restait bien peu de temps avant l'abandon... J’ai posé ma dernière question :
- Billy, ton papa...
- Pas mort ! Le nœud de la corde, il s'est arraché. Parce que mon papa, c'était un moine ! Un moine, pas un marin... Alors forcément, le nœud s'est arraché... Forcément.
Le vertige me gagnait. Je pensais à ce pauvre Gabriel, oscillant au bout d'une corde, il y a plus de trente ans... A présent, c'est moi qui oscillais ! Mes jambes me lâchaient.
“Attention !” s'est écrié Billy. A son expression, j'ai senti le danger imminent. Il y avait quelque chose, là, juste derrière moi. Un cercle noir, oublié... La margelle d'un bassin de décantation.
Trop tard ! Moulinant des bras, je suis tombé à la renverse.


Pénombre glaciale. J’ai dû me débattre dans l'eau limoneuse. Oh, il n'y avait pas profond ! Au plus deux mètres. J'ai senti le fond, sous mes mains. Un mécanisme vibrait dans la fosse, brassant l'eau en silence.

Comment m'extraire ? J'étais vidé de toute énergie !... J'ai cru voir le carnet du papy descendre en tourbillon, comme une feuille d'automne. Il s'enfonçait doucement, mêlant ses encres aux eaux troubles... Tandis que ses derniers secrets infusaient dans le limon, j'ai fermé les yeux.


[A suivre]

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