samedi 1 mars 2014

Je revenais de guerre - roman - I

C'était un jour de pluie noire. De ceux qui rappellent l'enfance, quand il n'y a rien de mieux à faire que de lire d'un oeil, l'autre guettant l'éclaircie à la fenêtre... Attendre, attendre encore, pareil au chien qui soupire et dont le museau semble s'allonger au fil des heures.
La frêle silhouette se tenait immobile, aux portes de l'abbaye. Depuis combien de temps patientait-elle ainsi, sous la pluie noire ? Perdu dans ses pensées, Gabriel n'avait pas vu s'approcher celui-là – celle-là, peut-être - qui demeurait figé dans une attente résolue.
Il n'y avait rien autour. Rien d'autre que le champ et l'ombre des arbres en toile de fond. Aucun véhicule, pas même un vélo. D'où surgissait l'inconnu ?... Pouvait-il s'agir d'un frère ? Son capuchon l'eut laissé supposer, mais quel ordre habillerait ses moines de couleurs vives ?
La porte de l'abbaye n'était pas verrouillée ; juste surveillée. Pourtant, de toute évidence, celui-là ne ferait pas seul les derniers pas vers le chaud... Gabriel bondit hors de la porterie, s'écriant :
- Venez ! Venez, ne restez pas dehors !


Gabriel arrivait à grandes enjambées. Quelque-chose réfreina soudain son élan. Malgré la pluie, il pouvait voir de près l'habit rouge sang : un court imperméable, absolument détrempé. Et sous cet imperméable luisaient deux jambes nues.
Une femme, donc. L'eau ruisselait sur ses jambes, ses pieds... Elle écartait les bras, comme s'il lui répugnait de les poser sur l'étoffe imbibée. Plus singulier encore : dans chaque main, elle tenait un escarpin.
Passé l'instant de surprise, Gabriel saisit l'inconnue par le bras.
- Mademoiselle, pourquoi n'avez-vous pas sonné ? Que vous arrive-t-il ? Venez, voyons !


Elle s'avança dans la porterie, pavillon ancien aux murs de tuffeau. L'intérieur baignait dans un clair-obscur. Une pâle lueur tombait des fenêtres, tandis qu'au fond rougeoyait un poêle.
- Je suis le frère Gabriel. Confiez-moi vos chaussures...
Il logea les escarpins sous le poêle, qu'il chargea de bûches. Comme sa protégée restait debout, il l'aida à retirer l'imperméable rouge. Elle se laissa choir pesamment sur la chaise la plus proche.
-Vous êtes épuisée, Mademoiselle ! D'où venez-vous ainsi ?
Elle répondit à mi-voix :
- Il m'a forcé à sortir de sa voiture...
- Qui donc ?
- Mon fiancé. On s'est disputé et... il m'a laissée au bord de la route.
Une colère muette passa dans les yeux de Gabriel. Il s'enquit pourtant avec douceur :
-Comment vous aider, Mademoiselle ? Vos parents ont-ils le téléphone ?...
-Mon père, oui. Dans sa boutique, à Galvier.
- Ah, très bien ! Galvier n'est qu'à 10 kilomètres... Accordez-moi quelques minutes : j'appelle votre père, et je vous sers le thé.


Gabriel reposa le téléphone mural. De toute évidence, la ligne était coupée. Et cette pluie qui n'en finissait pas ! Cela compliquait un peu ses affaires, bien sûr... Il devrait sans tarder en référer à l'Abbé, mais chaque chose en son temps.
Une tasse à la main, le frère s'en retourna vers sa protégée.
- Vous allez devoir attendre, je le crains.
Il lui tendit la tasse, ajoutant :
- Sucré au miel de l'abbaye !
L'aimait-elle sans sucre ? Elle n'en dit rien. Juste un sourire de gratitude, et elle but, à petites lampées. Gabriel la trouvait bien jolie, à la lumière du poêle... Une charmante fleur de saison ! Cela dit, quelle importance ? Comme en toute chose, il s'en remettait à Dieu.
Il se surprit à lui confier :
- La semaine passée, nous avons perdu Damien. Notre frère portier. C'était un ancien, un sage... Je l'ai longtemps secondé, avant de le remplacer.
Un silence suivit. Gabriel se recueillait en lui-même, joignant ses mains pour prier. Voilà, Seigneur : votre enfant est au chaud, en sécurité... A présent, je connais mon devoir.
Il fit deux pas résolus, ouvrit la porte au vent, à la pluie... et s'arrêta sur le seuil, troublé.
- Mais que dire à mon Abbé ? “J'héberge le Petit Chaperon Rouge ?”


Elle avait rit et toussé. Gabriel referma vivement la porte, tira une couverture d'un placard. Sans un mot, il lui couvrit les épaules. Prendre soin d'elle, il ne se sentait plus d'autre devoir. Comme elle toussait de plus belle, il posa la main sur son épaule.
- Vous me faites de la peine ! Je vous verse encore un peu de thé ?
- Merci. Ça va passer... Je m'appelle Blandine.
- Blandine... Je crois que nous n'oublierons pas cet été 58...
Elle serrait au col la couverture de laine. Les jambes avaient disparu sous des motifs écossais. Seuls les pieds restaient visibles. Gabriel regarda longuement ces pieds gracieux, salis par la boue. Des pieds à couvrir de roses.


Blandine avoua, avec un accent de surprise :
- Je me sens si bien...

[A suivre]


Aucun commentaire: