Gabriel
s'écarta, le souffle coupé. Toute sa poitrine battait sourdement.
Il ne tenait plus Blandine que d'une main, tandis qu'elle
sanglotait, sanglotait... Des larmes à n'en plus finir.
Il regardait
ces yeux noyés, ce gracieux minois, tout en courbes juvéniles...
Les paroles du frère Damien lui revenaient : Prends
garde, Gabriel, le coeur est un escroc !...
Réfléchissant
à voix haute, il demanda :
- Blandine,
mais qui aimes-tu ?
- Je...
je suis mineure, Gabriel !... Ma mère ne veut pas que je
t'épouse...
- Qui
aimes-tu, Blandine ?
- Ah,
tais-toi ! Tais-toi !...
Elle le prit
par le cou, sanglotant de plus belle. La serrant à la taille, il la
berça à nouveau. Un frisson la parcourait ; n'était-ce que le
froid ?... Il lui sembla qu'elle rentrait le ventre, comme pour
limiter son contact... Dès lors, Gabriel sut qu'il allait souffrir.
Cette brèche
béante... Cette brèche en lui, où s'engouffraient des vents
noirs... Vents salés, vents rugissants... Gabriel allait souffrir.
Etait-ce toujours la bien aimée, le don du ciel, qu'il berçait dans
ses bras ?
Une fois
encore, il se surprit à y croire :
- Ne
crains rien, Blandine... Demain, je parlerai à ta mère.
- Non
! Elle ne t'écoutera pas !... Elle n'écoute personne...
- Mais
il suffit du consentement d'un seul parent ! Ton père a dit oui !
- Elle
veut porter plainte !... Je suis mineure, Gabriel. Tu as trente ans,
j'en ai dix sept... Hier, elle a déposé une main courante, au
commissariat...
- C'est
d'amour que je parlerai au juge !... Ou s'il le faut, j’attendrai
ta majorité...
- Elle
veut qu'on t'interdise de m'approcher !...
- Et
toi, Blandine ? Toi, que veux-tu ?...
...
Avait-elle réellement un fiancé ? N'était-elle promise qu'à sa
propre mère ?... J'ai souffert, Gustave, seul face à mes questions.
Je ne pouvais prendre d'assaut le coeur de votre fille. Ni plus m'en
retourner à la vie monastique.
J'ai
attendu, vainement espéré. Jamais je n'ai cherché à recontacter
Blandine ! Je l'attendais, dans la douleur. Parfois, je portais les
mains à mon cou, sur ma cicatrice encore fraîche – et c'est la
marque même de mon désespoir qui me tenait debout ! J'avais déjà
touché le fond, à l'abbaye... Dieu me voulait vivant.
Le prêtre
de Saint-Joseph était un ange, penché sur mon épaule... Un jour,
il m'a soufflé, de sa voix chantante : “Le voleur a tout pris ! Le
voleur a tout pris, sauf la lune à la fenêtre. Ainsi parlait
Ryokan,
un moine bouddhiste - qui d'ailleurs connut l'amour. Heureux Gabriel
! Il ne reste que la lune, à votre fenêtre.”
Les mois ont
passé. Mes cheveux repoussaient, mon travail changeait, au gré des
besoins. J'ai remplacé au pied levé plusieurs professeurs
absents... Enfin, le directeur m'a parlé de ce projet, au Japon. Une
association culturelle...
Que vous
dire de plus, cher Gustave ? Je vous écris de l'aéroport d'Orly.
Mon Constellation décolle dans une heure trente.
Blandine est jeune, si jeune, si seule ; prenez grand soin d'elle
!
Dieu vous
garde,
Gabriel
[A suivre]