jeudi 20 novembre 2014

Ne réveillez pas un blog qui dort

Chhh...

Avancez-vous sur la pointe des pieds.
Ce blog est en sommeil, ne faites pas de bruit ! retenez votre souffle...

Voilà, vous êtes tout proche. Déposez un baiser sur sa joue !
Léger, si léger...

Paul



PS : à propos, et pour conclure sur un haïku :

train à quai -
la porte automatique
coupe un baiser


samedi 15 novembre 2014

Retour aux haïkus !

Souvenirs d'un excellent kukaï à Auray, au printemps passé.
Merci Danièle !

matin venteux 
le soleil 
dans le dos du photographe

il porte son parapluie
comme un fusil -
les herbes fauves

du vent dans les pins 
pourquoi me revient cette chanson
d'il y a 20 ans ?

deux lignes de goémon
sur une plage minuscule -
nos mains froides

clapotis 
déposées par la marée
des bouts de choses

arbre couché 
des algues noires
pendues aux branches

clapotis des vagues 
le ruisseau creuse dans le sable
un chemin clair

jour de vent 
courir après son kleenex

jour de vent 
l'imperméable argenté
d'une petite

côte aux vents 
ce bout de corde blanchi
par la mer

sur un tapis d'aiguilles 
des pommes de pin rognées
comme épis de maïs

crosses de fougère
des voix
dans le vent salé

chemin du retour
la mer
aux couleurs indécises

vaguelettes -
une planche noire attend
la marée

giboulée -
nos mains cherchent le chaud

souffle de vent -
sur le barbelé une herbe
sèche




samedi 1 novembre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXVI

Ma tête tourne affreusement, je m'adosse à la cabine du locotracteur. Respirer en carré, comme le psychiatre me l'a appris... Voilà... l'angoisse diminue. J'éprouve le sol sous mes pieds, je vais mieux. Parler avec lenteur, pas après pas...
- Pardon, Ousmane.
- C'est moi, Philippe !... J'aurais dû attendre.
- Aujourd'hui, 1er avril... C'est son anniversaire... Je passe le prendre à l'institut, dans deux heures. Isabelle me conduira.
- Ta vaillante, ta merveilleuse Isabelle !... Philippe, fais-lui un enfant ce soir ! Ce soir, sans plus attendre !


Je regarde Ousmane, interloqué. Que lui répondre ? La nouvelle est si fraîche ! Je voudrais la garder pour nous seuls... Mais en moi, les mots se bousculent, et soudain sortent en pagaille :
- Elle m'a dit que je la délaissais. Hier, nous nous sommes disputés... Que je l'avais fuie depuis le mariage. Ce mariage princier, ces épousailles... Elle m'a traité de fils de famille !... Nœuds de cravate et danses de salon... Elle m'a demandé si je la trouvais assortie à mon uniforme... A mon cheval, Ousmane ! A mon cheval...
Je sens s'ouvrir en moi comme une brèche douloureuse. Je n'ai plus envie d'esquiver, je livre tout :
- C'est vrai ! J'étais devenu celui-là... Danses de salon, noeuds de cravate... Ce qu'il faut pour survivre dans sa sphère. Mais la vie, quelle épreuve ! Quelle épreuve...
- ...
- Et cet enfant, qui arrive au plus mauvais moment...
Ousmane a compris. Il réfléchit posément, avant de me répondre :
- Non, Philippe. Je ne crois pas.


Un rayon réchauffe mon visage. Ce locotracteur, juste derrière moi... Je pense à Billy, ses mèches, ses lunettes...
- Aujourd'hui, Billy a trente ans... J'aimerais l'emmener voir ta General. Tu es d'accord, Ousmane ?
Mon Sénégalais est resté dos au soleil, dans l'encoignure. Sa fine silhouette se détache nettement. Je m'approche de lui, tends une main vers sa joue. Jamais je n'oserais toucher ainsi le visage de mon propre père !
- Un parc western, sans lui, ça serait une trahison... Il manque un cheminot ! Il manque Billy.
- Mon Dieu, Philippe, que vas-tu me demander ?...
- Apprends-lui à conduire ta motrice !... Pour son anniversaire, qu'est-ce que je peux lui donner de plus ?
- ?...
- Je lui ai promis le Far West...


D'un geste vif, Ousmane a pointé mon front. Il exerce une froide pression de l'index sur ma cicatrice. Tandis qu'il marque le silence, je crois lire dans ses pensées : Vieilles lunes, mortes promesses !... Ci-gît vos douze ans...
Son doigt tiédit. Je baisse les yeux, un rien penaud, avant de lui confier :
- Je sens ce qu'aujourd'hui la vie me demande... Mais je n'y parviens pas ! Je perds espoir !
Reste-t-il quelque chose, là haut, sous la peau de mon crâne ? Comme un corps étranger ?... Peu m'importe, à présent. Ousmane relâche la pression, éloigne son index. J'aspire une goulée d'air, avant d'affronter ses prunelles, sombres et lumineuses.
- Depuis trois mois, j'essaye de retrouver le père de Billy. Mais comment m'y prendre? Je n'arrive à rien !... Et ce n'est pas l'affaire d'Isabelle...



Ousmane sourit. Je sais qu'il va m'aider.


- FIN - 

samedi 25 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXV

 Le volet métallique fait un boucan du diable, en remontant. Ousmane tourne la manivelle sans s'en inquiéter ; je garde le silence. Une surprise, m'a-t-il dit, à moi qui retrouve tout juste le goût de l'imprévu...
Ça sent l'huile refroidie. Ousmane cherche à tâtons l'interrupteur ; trois plafonniers éclairent le hangar. Et voilà que mon cœur s'emballe ! Je m'avance dans la sciure, incrédule. Ousmane rit, comme d'une bonne plaisanterie :
- Tu ne t'attendais pas à la revoir, ma General ! Je l'ai rachetée pour un franc symbolique, tu parles... Remise à neuf ! Enfin, la mécanique, parce que pour le capot... Quel travail ! Ils l'avaient laissé dormir sous la pluie, les cochons !
Je m'avance à pas lents, ma main se pose sur la carrosserie poussiéreuse. Le locotracteur est massif, d'un seul bloc, avec juste au milieu la protubérance d'une cabine trouée de deux hublots. Ousmane rit de plus belle :
- Tu vois la connerie ? Un locotracteur en état de marche, prisonnier de son hangar ! La voie Decauville, elle, elle est toujours à la sablière...


Ma main est noire de poussière, je la regarde bêtement. Je rêve à haute voix :
- Mais oui !... Les rails, les wagonnets, tout est encore là ! Il doit même rester nos arcs et nos flèches en noisetier, perdus dans les bruyères... Il suffirait que Lionel se joigne à nous, avec quelques chevaux... Ton locotracteur, tu peux le carrosser avec un pare-buffle ! Qu'est-ce qui nous manque ? Trois fois rien !
- Trois fois rien ?...
- Pour notre parc d'attraction ! Des tipis, un ranch, des concours de rodéo... Un vrai chemin de fer western et des gosses qui hurlent de joie !
Je donne un coup de poing au capot ; je veux entendre la General sonner comme une cloche, éprouver son cœur neuf. Ousmane gémit :
- Mon Dieu, mon Dieu Philippe, encore une connerie comme ça et je te renvoie à l'hôpital ! Est-ce que tu grandiras un jour ?
Je me fige, soudain dégrisé.
- Moi ? Peut-être... Mais lui, jamais.


Je relève le nez, un rien penaud. Je lui souris tristement.
- Pardon, Ousmane, ça fait mal, encore... Une vieille blessure s'est rouverte, elle n'en finit plus de suinter... En 71, j'ai sauvé ma peau en sacrifiant mon copain. Tu comprends ? Aujourd'hui, si je suis debout face à toi, c'est uniquement parce que je courrais plus vite que Billy.
- Orgueilleux ! Tu ne courrais pas plus vite ! Le goût de l'athlétisme ne t'est venu qu'après... T'en souviens-tu, Philippe ? J'étais là moi aussi, ce jour cruel...
Je le regarde, interdit.
- Mais non !...
- Mais si ! J'étais aux prés, sur l'autre versant du vallon. J'ai entendu un meuglement de colère, j'ai vu deux enfants courir, une bête aux trousses... Je me tenais bien à 500 mètres de vous, j'ai accouru, mais que pouvais-je espérer, avec mon pied bot ?... La bête vous chargeait ! Et Billy courrait plus vite que toi.
- Non !...
- Si ! Billy courrait plus vite que toi ! Les grandes frayeurs ne rendent pas généreux, j'en sais quelque chose, moi l'invalide de 39-45... Pourtant, Billy s'est retourné. Il a vu le taureau te rattraper. Il a trouvé le courage de lui faire front, en criant, en moulinant des bras. Ton ami t'a sauvé la vie, Philippe ! De sa propre volonté ! Alors, la bête a changé de cible et...

J'ai porté les mains à mes oreilles. Je ne pouvais en entendre plus.


[A suivre]

samedi 18 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXIV

 Galvier. Quelques notes de piano étouffées. Des genêts débordant des vases. Ce jaune chantant, clamant notre joie... Oui, nous sommes heureux, scandaleusement heureux !
Papa tire des peuh peuh peuh de sa pipe de bruyère. Je lis au salon, bercé par un rocking-chair. Un épais tricot de laine m’enveloppe. La lumière traverse notre maison, de part en part. Cette lumière du soir, qui donne à la pierre sa couleur de miel... La lumière de nos enfances.
Bonne Maman écoute la radio, avec des mimiques d'agacement. Je suis trop absorbé par ses rictus pour prêter attention aux actualités... D'un coup levée, elle marche droit vers la fenêtre, ferme sèchement le rideau...
Chute de lumière.


Je me réveille en sursaut dans une chambre d'hôpital, incapable de me situer dans le temps. Un de mes yeux ne s'ouvre plus, l'autre souffre du trop-plein de clarté. Perturbation de la conscience, modification du fonctionnement cognitif, syndrome confusionnel...
De mon côté aveugle, j'entends la voix du psychiatre. Il s'entretient avec un confrère, comme si je n'étais pas là : Obnubilation, fragmentation de la pensée, déficit mnésique, désorientation temporo-spatiale...
Un goutte à goutte m'hydrate, au pli du bras. Je regarde la poche de sérum accrochée à la potence. Po-tence... Ce mot sonne étrangement, je ne suis plus sûr de son usage.
Enfin, le médecin se tourne vers moi :
- Tout va bien, Philippe. Je suis le docteur Masson, vous êtes au centre hospitalier Louis Pasteur. Nous sommes le samedi 2 décembre 1989. Tout va bien...


L'hôpital me manque, je ne l'aurais pas imaginé ! L'hôpital me manque, quand la migraine est trop lourde, quand je me perds dans la lecture du courrier, des réponses négatives. Evéché, diocèse, association Franco-Japonaise... Non, non et encore non !
Bientôt six mois de convalescence... Mais au juste, que signifie “guérir” ? Aujourd'hui, pour la première fois depuis mon retour, je vois Isabelle craquer :
- Fais quelque chose, Philippe, je n'en peux plus, moi ! Je t'aime, mais là, je ne te supporte plus ! 
Je suis assis, la tête entre les mains. Ces souvenirs d'enfance qui m'appellent, de leurs voix de sirènes... Je lutte pour les chasser de mon esprit. Isa sanglote. Je lui fais mine d'approcher, jusqu'à ce qu'elle colle son ventre sur mon visage. Je soulève le tissus, j'embrasse le ventre... J'ai disparu sous la robe de ma femme.


Comment lui avouer que je ne me sens pas chez moi ? Que je ne me trouve aucun avenir ? Que je sursaute encore, à chaque vrombissement de moto ?... Cette peur de tout, comment lui en parler ?... Isabelle berce ma joue contre son nombril, murmurant :
- Tu vas t'en sortir, mon cœur.
Je respire l'odeur de sa peau, cette odeur de pain d'épice qui m'a toujours fait chavirer... Sa voix me cajole :
- Quand on t'a retrouvé, tu n'avais plus rien sur toi. Rien d'autre qu'un pantalon en lambeaux, et dans la poche... une jarretière...
Attend-t-elle des explications ?... Son ventre gargouille. La peau est tendue, légèrement bombée... Soudain, l'évidence me frappe : ma femme est enceinte !
Je reste muet, tandis qu'Isabelle soupire :

- Et cette guerre, dont tu ne parles jamais...


[A suivre]

samedi 11 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXIII

Philippe ! Philippe !... Mon apnée se prolongeait. J'avais une telle envie d'en finir ! Du fond, j'ai entendu la voix de mon ami. Billy m'appelait, Billy me voulait vivant. Billy croyait encore en l'issue heureuse... Et moi ?
Contre toute attente, quelque-chose m'a propulsé. Comme un réflexe d'extension, une détente musculaire... J'ai crevé la surface sans comprendre. Aussitôt, mes mains ont saisi le bras de la centrifugeuse. Ce bras d'acier qui m'entraînait, dans un lent mouvement circulaire...
Je n’avais plus la force de me hisser hors de l'eau. Mais ainsi tournant, j’ai senti le souffle de Billy, penché sur moi. Il criait, juché sur la poutre métallique :
- Philippe, oui !...
Et sa main s'est refermée sur mon poignet.


Ce ne fut pas un évanouissement. Mon corps ne répondait plus, mais j’entendais nettement le moteur du bassin... De mon oeil valide, je regardais Billy.
Billy-la-grenouille ! Je n’oublierai jamais le bleuâtre de ses yeux, derrière leurs verres troubles. Deux culs de bouteille, et ces pupilles dilatées... Il était là, mon demeuré à lunettes ! Mon copain à la mèche filasse, tardivement accroché à l’enfance...
Assis sur le bras de la centrifugeuse, comme sur un lent carrousel, Billy enserrait mon poignet. Je savais qu'il ne lâcherait pas. Pas avant que ses propres forces ne l'abandonnent.
J'ai fermé les yeux.


On venait... Qui ? Gendarmes, pompiers ? Nous avait-on vus depuis la route ?... J’ai cru entendre la voix de Lionel. On me tirait hors de l'eau, on m'étendait sur une civière, on posait sur mon nez un masque respiratoire, on me parlait - et je ne pouvais répondre.
Je percevais la chaleur des phares d'un véhicule. D'autres voix me parvenaient ; quelqu'un interrogeait Billy :
- Vous êtes Guillaume Falcata ?
- Oui, c'est... c'est c'est Billy, moi !
- Et lui, quel est son nom ?


Je ne pouvais plus le voir, mais je l’imagine à présent, Billy... Il relève le front, sans se départir d’une moue boudeuse. Il y a un rien de sombre au fond de ses yeux. Il plante droit son regard dans celui du secouriste :
- Lui, c'est Philippe.
Cette voix, mon Dieu ! Grave, comme celle d’un adulte, pâteuse comme celle d’un enfant… Une voix de l’entre-deux, du temps figé. Billy aura douze ans, jusqu’à sa dernière heure, et toujours les intonations d’avant.
- Philippe Dartois, voilà... C'est mon copain !
“Mon copain” répète Billy – et je tombe dans le grand sommeil.


[A suivre]



samedi 4 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXII

Gabriel s'écarta, le souffle coupé. Toute sa poitrine battait sourdement. Il ne tenait plus Blandine que d'une main, tandis qu'elle sanglotait, sanglotait... Des larmes à n'en plus finir.
Il regardait ces yeux noyés, ce gracieux minois, tout en courbes juvéniles... Les paroles du frère Damien lui revenaient : Prends garde, Gabriel, le coeur est un escroc !...
Réfléchissant à voix haute, il demanda :
- Blandine, mais qui aimes-tu ?
- Je... je suis mineure, Gabriel !... Ma mère ne veut pas que je t'épouse...
- Qui aimes-tu, Blandine ?
- Ah, tais-toi ! Tais-toi !...
Elle le prit par le cou, sanglotant de plus belle. La serrant à la taille, il la berça à nouveau. Un frisson la parcourait ; n'était-ce que le froid ?... Il lui sembla qu'elle rentrait le ventre, comme pour limiter son contact... Dès lors, Gabriel sut qu'il allait souffrir.


Cette brèche béante... Cette brèche en lui, où s'engouffraient des vents noirs... Vents salés, vents rugissants... Gabriel allait souffrir. Etait-ce toujours la bien aimée, le don du ciel, qu'il berçait dans ses bras ?
Une fois encore, il se surprit à y croire :
- Ne crains rien, Blandine... Demain, je parlerai à ta mère.
- Non ! Elle ne t'écoutera pas !... Elle n'écoute personne...
- Mais il suffit du consentement d'un seul parent ! Ton père a dit oui !
- Elle veut porter plainte !... Je suis mineure, Gabriel. Tu as trente ans, j'en ai dix sept... Hier, elle a déposé une main courante, au commissariat...
- C'est d'amour que je parlerai au juge !... Ou s'il le faut, j’attendrai ta majorité...
- Elle veut qu'on t'interdise de m'approcher !...
- Et toi, Blandine ? Toi, que veux-tu ?...


... Avait-elle réellement un fiancé ? N'était-elle promise qu'à sa propre mère ?... J'ai souffert, Gustave, seul face à mes questions. Je ne pouvais prendre d'assaut le coeur de votre fille. Ni plus m'en retourner à la vie monastique.
J'ai attendu, vainement espéré. Jamais je n'ai cherché à recontacter Blandine ! Je l'attendais, dans la douleur. Parfois, je portais les mains à mon cou, sur ma cicatrice encore fraîche – et c'est la marque même de mon désespoir qui me tenait debout ! J'avais déjà touché le fond, à l'abbaye... Dieu me voulait vivant.
Le prêtre de Saint-Joseph était un ange, penché sur mon épaule... Un jour, il m'a soufflé, de sa voix chantante : “Le voleur a tout pris ! Le voleur a tout pris, sauf la lune à la fenêtre. Ainsi parlait Ryokan, un moine bouddhiste - qui d'ailleurs connut l'amour. Heureux Gabriel ! Il ne reste que la lune, à votre fenêtre.”


Les mois ont passé. Mes cheveux repoussaient, mon travail changeait, au gré des besoins. J'ai remplacé au pied levé plusieurs professeurs absents... Enfin, le directeur m'a parlé de ce projet, au Japon. Une association culturelle...
Que vous dire de plus, cher Gustave ? Je vous écris de l'aéroport d'Orly. Mon Constellation décolle dans une heure trente.


Blandine est jeune, si jeune, si seule ; prenez grand soin d'elle !
Dieu vous garde,
Gabriel


[A suivre]


samedi 27 septembre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXI

 Gabriel était sorti désemparé du salon de thé, abandonnant Blandine à son ombre. Il avait filé sans se retourner, les yeux baissés. Quelque chose du vœu d'obéissance persistait en lui. Lui intimait-on l'ordre de s'en aller ? Il s'en allait, gonflé de chagrin, seul face à tant de questions...
Aurait-il dû la rassurer ? Lui dire « Je t'aime, je veux t'épouser » ? L'embrasser en public ? La tirer au dehors, la prendre par la main, par la taille, l'emmener au parc Montsouris, l'asseoir sur un banc, aux pieds des cerisiers rouge et or ? Quand la reverrait-il ?...
Il avait regagné la mansarde mise à sa disposition par le prêtre de Saint-Joseph. Il s'était étendu le ventre vide, tout habillé. Aucun frère n'était plus là, pour recueillir ses larmes... Sans relâche, la pluie crépitait sur le toit de zinc – et les heures ne passaient pas.
A minuit, son ardeur l'emportait. Mu par un puissant désir, il se dressa, saisit un manteau et se rua dans l'escalier.


Gabriel attendait depuis longtemps, aux pieds d'un immeuble de boulevard, ne pouvant entrer, n'osant appeler. Son duffle-coat se gorgeait d'eau ; il sentait le froid l'envahir au plus profond.
Il regardait une à une les fenêtres. Peut-être Blandine dormait-elle là, derrière ce balcon ? Ou sous cette corniche, au 4ème ?... Mais sa chambre pouvait tout aussi bien donner sur une cour intérieure !... Jusqu'à quel point était-elle surveillée ? Se lèverait-elle furtivement dans la pénombre, pour écarter un pan de rideau ?...
Gabriel retira son chapeau, laissant la pluie ruisseler sur son crâne... Le temps passait, l'espoir s'amenuisait.


Enfin, dans un soupir, s'ouvrit la porte cochère ; c'était Blandine. Blandine ! Ses pieds nus, son imperméable rouge sang, serré sur une chemise de nuit... Blandine, si frêle, à la lueur du réverbère...
Il tressaillit ; quelque chose s'engouffrait dans son coeur. Blandine traversait la rue, sur la pointe des pieds. Elle marchait à sa rencontre, les yeux grand ouverts, s'écriant :
- Tu es fou ! Tu es fou !...
Mais déjà, les bras de Gabriel l'enserraient.


Il se souvenait d'elle, un jour de pluie... A la Porterie, blottis l'un contre l'autre, la tendresse se muant en frisson... Il se souvenait d'elle, ardente, fébrile, sa chair comme une argile ! Et lui l'embrassant encore, encore... Ah, ses lèvres, son cou ! Le lobe de ses oreilles !...
Ainsi, se souvenant de ce plein abandon, il perçut en elle les infimes signaux de la distance. Dans ses gestes un rien plus raides, dans la texture même de sa chair... Trois mois plus tard, d'une manière ou d'une autre, Blandine n'y était plus.
Un temps encore, il la berça sans rien dire. Que savait-il d'elle, de sa vie ?... Le doute s'insinuait ; il le chassa, comme d'un revers de la main. Maintenant ! Maintenant, les mots d'amour, que je n'ai pas osé prononcer !
Ma chérie... Je veux t'épouser !...
- Gabriel ! Tu viens trop tard !... Je suis fiancée à un autre..


[A suivre]