Le volet métallique fait un boucan du diable, en remontant. Ousmane
tourne la manivelle sans s'en inquiéter ; je garde le silence. Une
surprise, m'a-t-il dit, à moi qui retrouve tout juste le goût de
l'imprévu...
Ça sent l'huile refroidie. Ousmane cherche à tâtons l'interrupteur
; trois plafonniers éclairent le hangar. Et voilà que mon cœur
s'emballe ! Je m'avance dans la sciure, incrédule. Ousmane rit,
comme d'une bonne plaisanterie :
- Tu ne t'attendais pas à la revoir, ma General ! Je l'ai rachetée
pour un franc symbolique, tu parles... Remise à neuf ! Enfin, la
mécanique, parce que pour le capot... Quel travail ! Ils l'avaient
laissé dormir sous la pluie, les cochons !
Je m'avance à pas lents, ma main se pose sur la carrosserie
poussiéreuse. Le locotracteur est massif, d'un seul bloc, avec juste
au milieu la protubérance d'une cabine trouée de deux hublots.
Ousmane rit de plus belle :
- Tu vois la connerie ? Un locotracteur en état de marche, prisonnier
de son hangar ! La voie Decauville, elle, elle est toujours à la
sablière...
Ma main est noire de poussière, je la regarde bêtement. Je rêve à
haute voix :
- Mais oui !... Les rails, les wagonnets, tout est encore là ! Il
doit même rester nos arcs et nos flèches en noisetier, perdus dans
les bruyères... Il suffirait que Lionel se joigne à nous, avec
quelques chevaux... Ton locotracteur, tu peux le carrosser avec un
pare-buffle ! Qu'est-ce qui nous manque ? Trois fois rien !
- Trois fois rien ?...
- Pour notre parc d'attraction ! Des tipis, un ranch, des concours de
rodéo... Un vrai chemin de fer western et des gosses qui hurlent de
joie !
Je donne un coup de poing au capot ; je veux entendre la General
sonner comme une cloche, éprouver son cœur neuf. Ousmane gémit :
- Mon Dieu, mon Dieu Philippe, encore une connerie comme ça et je te
renvoie à l'hôpital ! Est-ce que tu grandiras un jour ?
Je me fige, soudain dégrisé.
- Moi
? Peut-être... Mais lui,
jamais.
Je relève le nez, un rien penaud. Je lui souris tristement.
- Pardon,
Ousmane, ça fait mal, encore... Une vieille blessure s'est
rouverte, elle n'en finit plus de suinter... En 71, j'ai
sauvé ma peau en sacrifiant mon copain. Tu comprends ? Aujourd'hui,
si je suis debout face à toi, c'est uniquement parce que je
courrais plus vite que Billy.
- Orgueilleux ! Tu ne courrais pas plus vite ! Le goût de
l'athlétisme ne t'est venu qu'après... T'en souviens-tu, Philippe
? J'étais là moi aussi, ce jour cruel...
Je le regarde, interdit.
- Mais non !...
- Mais si ! J'étais aux prés, sur l'autre versant du vallon. J'ai
entendu un meuglement de colère, j'ai vu deux enfants courir, une
bête aux trousses... Je me tenais bien à 500 mètres de vous, j'ai
accouru, mais que pouvais-je espérer, avec mon pied bot ?... La
bête vous chargeait ! Et Billy courrait plus vite que toi.
- Non !...
- Si ! Billy courrait plus vite que toi ! Les grandes frayeurs ne
rendent pas généreux, j'en sais quelque chose, moi l'invalide de
39-45... Pourtant, Billy s'est retourné. Il a vu le taureau te
rattraper. Il a trouvé le courage de lui faire front, en criant, en
moulinant des bras. Ton ami t'a sauvé la vie, Philippe ! De sa
propre volonté ! Alors, la bête a changé de cible et...
J'ai porté les mains à mes oreilles. Je ne pouvais en entendre
plus.
[A suivre]
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