samedi 25 octobre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXXV

 Le volet métallique fait un boucan du diable, en remontant. Ousmane tourne la manivelle sans s'en inquiéter ; je garde le silence. Une surprise, m'a-t-il dit, à moi qui retrouve tout juste le goût de l'imprévu...
Ça sent l'huile refroidie. Ousmane cherche à tâtons l'interrupteur ; trois plafonniers éclairent le hangar. Et voilà que mon cœur s'emballe ! Je m'avance dans la sciure, incrédule. Ousmane rit, comme d'une bonne plaisanterie :
- Tu ne t'attendais pas à la revoir, ma General ! Je l'ai rachetée pour un franc symbolique, tu parles... Remise à neuf ! Enfin, la mécanique, parce que pour le capot... Quel travail ! Ils l'avaient laissé dormir sous la pluie, les cochons !
Je m'avance à pas lents, ma main se pose sur la carrosserie poussiéreuse. Le locotracteur est massif, d'un seul bloc, avec juste au milieu la protubérance d'une cabine trouée de deux hublots. Ousmane rit de plus belle :
- Tu vois la connerie ? Un locotracteur en état de marche, prisonnier de son hangar ! La voie Decauville, elle, elle est toujours à la sablière...


Ma main est noire de poussière, je la regarde bêtement. Je rêve à haute voix :
- Mais oui !... Les rails, les wagonnets, tout est encore là ! Il doit même rester nos arcs et nos flèches en noisetier, perdus dans les bruyères... Il suffirait que Lionel se joigne à nous, avec quelques chevaux... Ton locotracteur, tu peux le carrosser avec un pare-buffle ! Qu'est-ce qui nous manque ? Trois fois rien !
- Trois fois rien ?...
- Pour notre parc d'attraction ! Des tipis, un ranch, des concours de rodéo... Un vrai chemin de fer western et des gosses qui hurlent de joie !
Je donne un coup de poing au capot ; je veux entendre la General sonner comme une cloche, éprouver son cœur neuf. Ousmane gémit :
- Mon Dieu, mon Dieu Philippe, encore une connerie comme ça et je te renvoie à l'hôpital ! Est-ce que tu grandiras un jour ?
Je me fige, soudain dégrisé.
- Moi ? Peut-être... Mais lui, jamais.


Je relève le nez, un rien penaud. Je lui souris tristement.
- Pardon, Ousmane, ça fait mal, encore... Une vieille blessure s'est rouverte, elle n'en finit plus de suinter... En 71, j'ai sauvé ma peau en sacrifiant mon copain. Tu comprends ? Aujourd'hui, si je suis debout face à toi, c'est uniquement parce que je courrais plus vite que Billy.
- Orgueilleux ! Tu ne courrais pas plus vite ! Le goût de l'athlétisme ne t'est venu qu'après... T'en souviens-tu, Philippe ? J'étais là moi aussi, ce jour cruel...
Je le regarde, interdit.
- Mais non !...
- Mais si ! J'étais aux prés, sur l'autre versant du vallon. J'ai entendu un meuglement de colère, j'ai vu deux enfants courir, une bête aux trousses... Je me tenais bien à 500 mètres de vous, j'ai accouru, mais que pouvais-je espérer, avec mon pied bot ?... La bête vous chargeait ! Et Billy courrait plus vite que toi.
- Non !...
- Si ! Billy courrait plus vite que toi ! Les grandes frayeurs ne rendent pas généreux, j'en sais quelque chose, moi l'invalide de 39-45... Pourtant, Billy s'est retourné. Il a vu le taureau te rattraper. Il a trouvé le courage de lui faire front, en criant, en moulinant des bras. Ton ami t'a sauvé la vie, Philippe ! De sa propre volonté ! Alors, la bête a changé de cible et...

J'ai porté les mains à mes oreilles. Je ne pouvais en entendre plus.


[A suivre]

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