- Oui. Je la porterai sans doute jusqu'à mon dernier jour.
Gabriel n'en dit pas plus. Sa gorge se serrait encore, au souvenir de
la corde. Ce jour de désespoir, à l'abbaye, la mort n'avait pas
voulu de lui... C'était il y a tout juste trois semaines ! Pourtant
déjà si loin...
Le rasoir glissait sur sa nuque. A présent, quoi qu'il advienne, il
ne reviendrait pas en arrière. Ses vœux étaient rompus. Dans dix
minutes, il sortirait du salon de coiffure, son crâne nu dissimulé
sous un chapeau. Revêtu d'un duffle-coat, il ne serait plus qu'une
silhouette dans l'automne parisien.
La veille, un prêtre de Saint Joseph avait eu la bonté d'héberger
Gabriel. Sans le questionner plus que nécessaire. Mieux encore : il
lui proposait un emploi. Oh, rien de passionnant ; factotum, pour une
école des beaux quartiers... De quoi s'émanciper rapidement.
La veille aussi, une lettre à la bien aimée était partie. La toute
première lettre depuis leur rencontre ! Et la réponse n'avait
pas tardé... Gabriel conservait, dans la
poche de son veston, ce mot griffonné au plus vite : samedi,
seize heures, au salon de thé... Son cœur battait la chamade,
tandis qu'il pensait au rendez-vous.
Samedi, seize heures... Demain !...
Blandine était assise à une table guéridon. Elle portait un
cardigan, une coupe garçonne et des perles aux oreilles. Surtout,
depuis l'été passé, le rouge avait migré de son imperméable à
ses lèvres...
Gabriel s'avança, mal à l'aise, tardant à se découvrir. Blandine
le regardait avec un demi-sourire, des lèvres entrouvertes qui
semblaient dire : « Est-ce bien toi ? » Elle
eut un hoquet de surprise, en découvrant
le crâne nu. Et Gabriel, pourtant rasé au plus près, sentit se
dresser la racine de ses cheveux.
Devait-il l'embrasser, ou lui serrer la main ? Que permettaient les
lieux ?... Il lui pressa doucement l'épaule, prononçant son prénom
à voix basse. Blandine répondit, sans le quitter des yeux :
- Gabriel...
Prendrez-vous du thé ?
Un face à face silencieux, sous une verrière Art Nouveau. Deux
cuillères tournant dans deux tasses fumantes. C'est elle qui rompit
le silence :
- Avez-vous
traversé le parc Montsouris ? Les cerisiers ont des feuilles
rouge et or... C'est de toute beauté !
Et lui de répéter, bête comme un
amoureux :
- De
toute beauté.
Des coups d’œil furtifs à droite, à
gauche. Une façon de mordiller sa lèvre inférieure... C'était
bien elle, oui, la fille de l'averse ! Quelque chose, pourtant,
avait changé. Quelque chose, au fond de ses yeux...
Blandine chuchota, s'accrochant au regard de Gabriel :
- J'ai
lu, dans le parc. Un recueil oublié sur un banc... L'auteur
s'appelle Reverdy, je crois. Ses poèmes m'ont chavirée !...
Nous sommes seuls mon ombre et moi - la nuit descend...
- Blandine !
Vous êtes si triste...
Soudain, dans un recoin du salon de thé, Gabriel aperçut la dame
solitaire.
Une femme d'âge mûr, vêtue d'une robe stricte, qui semblait
absorbée par la lecture d'un illustré. Tandis qu'il dévisageait
l'inconnue, Gabriel sentit, sous le guéridon, une main s'emparer de
sa main.
Ce fut pour lui comme un écho de leur rencontre, trois mois plus
tôt... L'écho de ce jour à l'abbaye où s'était ouverte en lui
cette brèche que rien ne viendrait colmater. Blandine était
l'odeur, la carnation, le grain, la voix même de son désir !
Très vite, intensément connectée à son regard, elle lui souffla :
- Maman nous surveille, Gabriel... Vas-t-en ! Vas-t-en !
[A suivre]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire