samedi 20 septembre 2014

Je revenais de guerre - roman - XXX

- Vous avez une cicatrice, là... Comme un collier...
- Oui. Je la porterai sans doute jusqu'à mon dernier jour.
Gabriel n'en dit pas plus. Sa gorge se serrait encore, au souvenir de la corde. Ce jour de désespoir, à l'abbaye, la mort n'avait pas voulu de lui... C'était il y a tout juste trois semaines ! Pourtant déjà si loin...
Le rasoir glissait sur sa nuque. A présent, quoi qu'il advienne, il ne reviendrait pas en arrière. Ses vœux étaient rompus. Dans dix minutes, il sortirait du salon de coiffure, son crâne nu dissimulé sous un chapeau. Revêtu d'un duffle-coat, il ne serait plus qu'une silhouette dans l'automne parisien.


La veille, un prêtre de Saint Joseph avait eu la bonté d'héberger Gabriel. Sans le questionner plus que nécessaire. Mieux encore : il lui proposait un emploi. Oh, rien de passionnant ; factotum, pour une école des beaux quartiers... De quoi s'émanciper rapidement.
La veille aussi, une lettre à la bien aimée était partie. La toute première lettre depuis leur rencontre ! Et la réponse n'avait pas tardé... Gabriel conservait, dans la poche de son veston, ce mot griffonné au plus vite : samedi, seize heures, au salon de thé... Son cœur battait la chamade, tandis qu'il pensait au rendez-vous.
Samedi, seize heures... Demain !...

Blandine était assise à une table guéridon. Elle portait un cardigan, une coupe garçonne et des perles aux oreilles. Surtout, depuis l'été passé, le rouge avait migré de son imperméable à ses lèvres...
Gabriel s'avança, mal à l'aise, tardant à se découvrir. Blandine le regardait avec un demi-sourire, des lèvres entrouvertes qui semblaient dire : « Est-ce bien toi ? » Elle eut un hoquet de surprise, en découvrant le crâne nu. Et Gabriel, pourtant rasé au plus près, sentit se dresser la racine de ses cheveux.
Devait-il l'embrasser, ou lui serrer la main ? Que permettaient les lieux ?... Il lui pressa doucement l'épaule, prononçant son prénom à voix basse. Blandine répondit, sans le quitter des yeux :
- Gabriel... Prendrez-vous du thé ?


Un face à face silencieux, sous une verrière Art Nouveau. Deux cuillères tournant dans deux tasses fumantes. C'est elle qui rompit le silence :
- Avez-vous traversé le parc Montsouris ? Les cerisiers ont des feuilles rouge et or... C'est de toute beauté !
Et lui de répéter, bête comme un amoureux :
- De toute beauté.
Des coups d’œil furtifs à droite, à gauche. Une façon de mordiller sa lèvre inférieure... C'était bien elle, oui, la fille de l'averse ! Quelque chose, pourtant, avait changé. Quelque chose, au fond de ses yeux...
Blandine chuchota, s'accrochant au regard de Gabriel :
- J'ai lu, dans le parc. Un recueil oublié sur un banc... L'auteur s'appelle Reverdy, je crois. Ses poèmes m'ont chavirée !... Nous sommes seuls mon ombre et moi - la nuit descend...
- Blandine ! Vous êtes si triste...
Soudain, dans un recoin du salon de thé, Gabriel aperçut la dame solitaire.


Une femme d'âge mûr, vêtue d'une robe stricte, qui semblait absorbée par la lecture d'un illustré. Tandis qu'il dévisageait l'inconnue, Gabriel sentit, sous le guéridon, une main s'emparer de sa main.
Ce fut pour lui comme un écho de leur rencontre, trois mois plus tôt... L'écho de ce jour à l'abbaye où s'était ouverte en lui cette brèche que rien ne viendrait colmater. Blandine était l'odeur, la carnation, le grain, la voix même de son désir !
Très vite, intensément connectée à son regard, elle lui souffla :
- Maman nous surveille, Gabriel... Vas-t-en ! Vas-t-en !


[A suivre]




Aucun commentaire: